Reflexion : Un regard juif sur les blessures de l’âme

A comme attentat, B comme bombardement, O comme otage, T comme torture. Les épisodes traumatiques de l’histoire des hommes se déclinent dans toutes les lettres de l’alphabet, avec leur cortège de violence et de terreur. Parfois, ceux qui ont traversé l’enfer du traumatisme, guérissent des blessures su corps torturé, violé, affamé, ligoté.

Mais les blessures psychiques guérissent-elles ?

 

X. est aujourd’hui un citoyen israélien. Il participe activement à la vie sociale et culturelle de son nouveau pays. Originaire de Buenos Aires, il avait milité dans les mouvements d’opposition à la dictature militaire. Trahi, arrêté par les policiers en civil, il vécut des mois de terreur et d’angoisse. Libéré, il a commencé une nouvelle vie dans la terre de ses ancêtres. Alyah veut dire en hébreu « ascension » et non seulement « immigration ». X. est monté en Israël. Mais chaque nuit, il « redescend », il retombe dans les souvenirs des mois de prison, de sévices, d’horreurs. Des souvenirs qui ne l’ont jamais quitté. Il suit depuis quelques temps une psychothérapie. Quelques mois de geôle souterraine à Buenos Aires l’ont marqué pour toute sa vie : cauchemars, insomnie, phobies, impression d’être continuellement suivi, surveillé. Sortira-t-il de sa nuit psychique ?
F. est une jeune femme, belle, élégante, intelligente. Elle a réussi sa vie. Un jour, elle a le malheur de passer au mauvais endroit, au mauvais moment : des terroristes font exploser une bombe à retardement dans un restaurant où elle déjeune. Au nom de la cause nationale des peuples arabes opprimés par l’impérialisme et le sionisme…
F., grièvement blessée, perd l’usage de ses jambes. Mais au lieu de sombrer dans la dépression, elle décide de réagir : elle organise une association des victimes d’attentats terroristes, interpelle les pouvoirs publics, s’adresse à l’opinion publique, dénonce les agissements criminels des terroristes qui tuent et blessent d’innocents passants au nom des grandes théories politiques. Dans son fauteuil roulant, F. ne se résigne pas à la souffrance silencieuse. 
R. est arménien. Il y a dix ans, un terrible tremblement de terre, dans son pays natal, changea le cours de sa vie. Enseveli sous les décombres de son immeuble, sauvé in extremis de la mort, soigné par l’équipe d’intervention médicale pour catastrophes du Maguen David Adom israélien, dépêché sur les lieux de la catastrophe, R. connaît depuis lors une angoisse intense. Il est toujours « psychologiquement enseveli » sous les décombres de son foyer détruit, où tous les siens périrent. Il cherche dans la religion de ses ancêtres une consolation à sa souffrance, mais il se sent toujours poursuivi par l’Ange de la Mort…
Attentats terroristes, prises d’otages, piraterie aérienne, tortures policières, camps de concentration, guerres, révolutions, viols, meurtres collectifs, accidents, naufrages, cataclysmes, incendies, avalanches : la liste des traumatismes qui agressent et détruisent l’équilibre psychique des victimes est interminable. Que faire face à ces blessures de l’âme meurtrie ? C’est une des questions contemporaines majeures du traitement psychothérapique. Car les victimes des traumatismes, des crises, des catastrophes ne sont pas, à proprement parler, des psychotiques ou des névrotiques (au sens de ces termes dans la nomenclature classique des troubles psychiques) mais elles constituent une famille à part : la constellation plurielle des blessés de l’esprit, une constellation irréductible aux catégories ordinaires des grands traités de la psychopathologie. Depuis quelques années, psychiatres, psychologues cliniciens, psychanalystes, sociologues, ethnographes s’interrogent sur ces blessures traumatiques et sur leurs effets à long terme dans le parcours biographique des victimes.

 

Dans un ouvrage paru en 1998, Psychothérapies (éd. Odile Jacob), écrit par l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, avec la participation des psychologues cliniciens Alain Blanchet, Serban Ionescu et Nathalie Zajde, le traumatisme est pressenti comme un des problèmes centraux de la psychothérapie contemporaine, invitant à de nouvelles analyses pour le comprendre. Nathalie Zajde, psychothérapeute, organisatrice de groupes de prise de parole pour descendants des victimes des traumatismes de la Shoah, analyse un cas de traitement psychothérapique d’un survivant de l’univers concentrationnaire : Lehiel Feiner-Dinour, né en 1917 en Pologne, au sein d’une famille hassidique, militant du mouvement de jeunesse orthodoxe Agoudath Israël, poète et écrivain en yiddish et en hébreu, connu sous le nom de plume de Ka-Tzetnik (terme qui désigne un interné des camps de concentration). Il fut l’un des rares survivants de la communauté juive polonaise de Zaglembia et s’installa en 1945 à Tel Aviv, vouant sa vie à dénoncer les crimes nazis et à rappeler aux nouvelles générations l’horreur de la Shoah.

Écrivain célèbre, témoin au procès Eichmann, il vivait chaque nuit l’horreurs des cauchemars, le retour de l’enfer. Il subit, en 1976, une narco-analyse dans la clinique du Pr. Bastians, aux Pays-Bas. Plongé dans un délire dû à une injection de LSD, Ka-Tzetnik revit les expériences traumatiques du passé : il voit Achmédaï, prince des démons, sortir du four d’Auschwitz et s’élever vers les hauteurs du ciel, enveloppé de fumée… Les séances de narco-analyse ne « guérissent » pas le patient. Mais il n’a plus de cauchemars nocturnes. Maintenant, c’est en plein jour qu’il se rappelle la catastrophe et la dénonce à ses contemporains. Et Nathalie Zadje d’interpréter ainsi cette intense expérience clinique : « Ka-Tzetnik, comme tout être ayant connu une expérience hors du commun, ayant rencontré l’envers du monde, ayant été effrayé, cherche, tant qu’il reste vivant, celui qui saura lui procurer le sens de ce qu’il a vu sans comprendre et qui, pourtant l’a définitivement transformé ».

La cure clinique n’est donc pas, pour le survivant du traumatisme, une simple « liquidation de symptômes », elle est aussi et surtout une recherche du sens de l’expérience biographique intense et terrifiante qu’il a vécue, elle est demande d’initiation, de compréhension du sens ultime de l’horreur qui l’a frappé… Le psychothérapeute contemporain, comme le chaman, le mage, l’exorciste ou le rabbi hassidique, est appelé à accompagner son patient dans un voyage initiatique, à la découverte du sens des tragédies qu’il a vécues.
Un voyage redoutable et inédit qui ne figure absolument pas dans son agenda de poche…

Franklin Rausky