Dossier Psy : Notre téléphone portable : être porté par la “pire” des mères ?

L’Éternel-Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; je lui ferai une aide contre lui. Genèse 2, 18

Il n’y a pas de rapport sexuel. Jacques Lacan, Séminaire XIX, … ou pire.

Je reçois Margot qui me parle de sa dernière relation amoureuse et ne s’explique pas la rage intense qui l’a saisie, après la rupture, qu’elle souhaite mieux comprendre :

Margot et Vincent se rencontrent à la cinquantaine. Il est célibataire ; elle est divorcée et mère. Ils vivent un véritable coup de foudre. Ils exercent le même métier, leurs conversations sont ininterrompues. Pourtant, au bout de quelques mois, leur relation se dégrade. Il alterne une intense idéalisation et une diabolisation qui lui fait la haïr et la couvrir de propos insultants. La moindre insatisfaction ou frustration génère en lui une extrême hostilité. Le poison de la jalousie l’assaille. Il ne lui accepte aucune vie sociale. Il s’estime mal accueilli et insuffisamment reconnu dans sa place d’homme. Pour se venger, il va tenter de la rendre jalouse avec ses Ex. Au bout de deux mois, il lui annonce qu’il part en voyage sans elle. Quelques semaines plus tard, il lui fait l’aveu qu’il part, en fait, chez une Ex devenue une amie proche ; Margot et Vincent rompent.

Bizarrement, malgré leur rupture, pendant son voyage, il envoie, en pleine nuit, à Margot des photos et des messages. Il veut lui raconter l’histoire suivante, qu’il interprète comme un « acte manqué » ou réussi : il a perdu son téléphone portable avant de le retrouver « miraculeusement ». Il est retourné sur les lieux où il pensait l’avoir perdu. Un premier téléphone lui a été restitué ; « non, ce n’est pas celui-là ». Un deuxième lui a été proposé ; c’est bien son téléphone. Vincent lui dit ne pas comprendre pourquoi il tient tant à s’adresser encore à Margot, après deux mois de rupture, pour lui raconter cet évènement qu’il ressent comme « extraordinaire ».

Plus tard dans la nuit, l’Ex appelle Margot avec le téléphone de Vincent en profitant de son sommeil. Ainsi, elle lit leurs échanges de messages, sans le moindre respect pour leur intimité. Elles ne se connaissent pas, ne se sont jamais parlé. Elles se parleront pendant plus de deux heures. L’Ex lui dira combien elle s’est démenée pour convaincre Vincent, le lendemain, de retourner sur les lieux de la perte. L’Ex tenait absolument dire à Margot que le portable a été retrouvé « grâce » à elle.

De quoi est-il question dans ce curieux théâtre de personnages, de marionnettes ? Qui est qui symboliquement ? Que pourrait représenter le portable perdu ? Quelles fonctions cet objet occupe dans notre économie psychique ?

 

Qu’est-ce qui a été perdu ?

Il est possible de faire une première hypothèse, son agressivité et ses insultes en attestent, que pour Vincent, au fil de leur relation, Margot s’est mise à incarner une mère phallique, toute puissante, qu’il lui fallait absolument « castrer », réduire, rabaisser, sans se rendre compte que c’est lui qui est encore captif de ce fantasme infantile. Il lui fallait pour cela l’aide de l’autre femme, son Ex, pour tenter d’exhiber son « semblant phallique », de supposé enfant préféré, d’élu. Margot, elle, n’a vu, dans cette tentative qu’exhibition triomphale d’un phallus imaginaire, chosifié, inutilisable, qu’une tentative de vengeance vis-à-vis d’une « mauvaise » mère qu’il lui aura fait incarner pour tenter de s’en débarrasser. Le téléphone portable perdu a été retrouvé à l’identique, le même, sans perte, sans substitution, sans créativité. La relation « incestueuse » à la mère, en la personne de l’Ex, sorte de veau d’or, est maintenue. Rien n’aura bougé. Il aura maintenu son refus à renoncer en rien à sa toute-puissance narcissique infantile. Il revient avec le même fétiche. Margot ne pourra que lui en rétorquer rageusement la vanité. Il n’a en rien accédé à la « castration symbolique », perte de la Chose qui permet l’accès au manque, au désir, à la créativité et de sortir de l’envie destructrice.

Autre hypothèse. Perdre son portable donne l’impression de tout perdre, de presque mourir. Pour mieux renaitre et autrement, à condition d’une perte réelle, même partielle. La perte du portable, ce temps d’angoisse fondamental, de « détresse », d’« absolu désaide », cet instant catastrophique aura peut-être permis de symboliser le « traumatisme de la naissance ». L’objet aura été perdu durant une longue nuit, avant d’être retrouvé. Un vide aura peut-être été créé, pour accueillir de l’autre, entrer dans la sollicitude, la gratitude, s’humaniser. « Le désaide initial de l’être humain est la source originaire de tous les motifs moraux » selon Freud et serait à la racine de l’éthique. ». Une trop « bonne mère », il faut s’en débarrasser pour advenir comme sujet, autonome et indépendant. L’enfant qui entre dans la symbolisation pour sa survie psychique, renonce à quelque chose qui était jusqu’alors sa vie : « le déchiffrage du visage maternel », pour y lire ce qu’elle lui voulait et lui faire entendre, par le sien, ce que lui attendait d’elle. C’est un périlleux moment de « bascule ». Vincent saura-t-il désormais se contenter d’une mère « suffisamment bonne » qui laisse de la place pour une femme « suffisamment » aimante ?

 

Homme augmenté vs homme diminué

Pendant cent-cinquante ans, jusqu’à l’apparition du téléphone portable à la toute fin du 20e siècle, le téléphone était fixe ; attaché à une maison, une famille ; le numéro était relié à un quartier, un ancrage géographique et seule la voix humaine pouvait circuler dans la confidentialité et l’éphémère. Seul l’écouteur, placé derrière l’appareil, permettait la présence insoupçonnable d’une troisième oreille indiscrète.

Depuis, le téléphone portable a représenté une véritable révolution. Ses fonctionnalités ne cessent de croître au fil des évolutions technologiques. Le regard a pris le pas sur la voix et le voyeurisme indique la régression à l’œuvre. Il a été ensuite possible de transférer à des tiers, dans une transmission qui peut devenir virale, des contenus privés, des captures d’écrans. La notion même d’intime est désormais caduque sans que nous en mesurions toujours la portée. L’intrusion, la transparence se font toujours plus effractantes. Les conversations sont mémorisées, comme les images échangées. Les histoires d’amour se font et se défont mais restent inscrites, immuables sur nos téléphones portables ; sauf à, activement, effacer, bloquer. Notre psychisme, qui nous permettait d’oublier, de refouler, d’occulter, de trier est désormais mis hors-jeu par notre portable qui lui, garde tout. Nos enfants et nos conjoints sont géolocalisés. Nous connaissons leurs heures de connexions. Les agendas partagés ne laissent plus de place à un éventuel jardin secret. Une traçabilité infaillible nous permet de pister, de reconstituer les déplacements et les emplois du temps.

Notre téléphone portable, symbole de l’Un-dividualisme moderne, sorte d’augmentation illusoire et omnipotente de nous-même, d’extension narcissique, contient aujourd’hui notre monde, l’essentiel de notre vie, notre lien social. Nous y avons nos contacts, nos photos, notre agenda. Avoir accès au portable de quelqu’un serait presque tout savoir de lui. Un portable permet de faire des selfies, de prendre la place du Regard de l’Autre, de penser pouvoir s’en passer sans aucun mérite, dans une pseudo validation narcissique à portée de main. Nous pouvons, avec cette Chose, faire venir à nous sans effort, sans le moindre différé : nourriture, rencontres « amoureuses », « amis » sans altérité par centaines, hors réalité, dans un maintien artificiel de liens, taxis pour nous déplacer, dans l’illusion de notre toute-puissance infantile maintenue, dans une autarcie « bienheureuse » et autosuffisante, sans même avoir conscience de l’argent à mettre en circulation grâce à la mémorisation de notre carte de crédit. Chacun est devenu créateur de sa propre image, nous vivons l’ère du narcissisme. Avec les réseaux sociaux, notre compteur de « like » vaut comme réassurance narcissique, aussi dérisoire soit-elle, cantonnée à une existence virtuelle, entre rêve et réalité, imaginaire, en dehors de toute validation symbolique, avec l’illusion d’y apaiser notre sentiment de déréliction.

Le danger est de rester « Un-tout-seul. Seul dans sa jouissance, (foncièrement auto-érotique) ». Notre portable nous porte comme notre mère du premier âge nous a porté, dans l’illusion infantile d’une autonomie qui ignorait sa présence, qui satisfaisait tous nos besoins vitaux sans discontinuité, ni frustration.

 

Cette fonction d’Autre illimité que représente notre portable comme aide qui ne nous contre jamais, qui ne nous fait jamais défaut a pu être prise en charge autrefois pour l’homme « adulte » par le Harem où la multiplicité des femmes pouvait le maintenir dans le caprice de l’enfant-roi non sevré, insup-portable, à l’abri de la moindre frustration. Freud rappelle que « Seuls les rapports de mère à fils sont capables de donner à la mère une plénitude de satisfaction, car de toutes les relations humaines, ce sont les plus parfaites et les plus dénuées d’ambivalence. La mère peut reporter sur son fils tout l’orgueil qu’il ne lui a pas été permis d’avoir d’elle-même et elle en attend la satisfaction de ce qu’exige encore [son] complexe de virilité. » Ainsi, seul l’enfant de sexe mal a connu cet amour dénué d’ambivalence qui lui vient de sa mère, que les filles ne peuvent connaître et qu’elles pouvaient attendre de leur premier mari. Freud parle longuement dans son texte le Tabou de la virginité de ce lien préœdipien, à la source des mésententes conjugales avec le premier mari, toujours insuffisamment aimant. Les femmes d’aujourd’hui ont-elles-aussi, avec leur téléphone portable, leur « bonne mère » à portée de main ? Il n’y a jamais moins eu, entre les hommes et les femmes, de « rapport sexuel », de mariages harmonieux que jadis.

« Parfois, (…) le narcissisme du nouveau-né se continue chez l’adulte qui nous apparait alors comme un égoïste monstrueux, incapable d’aimer un autre être ou une autre chose que lui. »

De plus en plus, nous passerons notre vie à la recherche d’un objet maternel totalement bon, nous renvoyant une image idéale de nous-même pour pallier les carences inéluctables et irréparables de la naissance.

Magali Taïeb-Cohen 

Psychologue clinicienne – Psychanalyste